journal posthume

Stratégies

Quand j’étais petit, j’aimais jouer à la bataille navale, jeu de stratégie très basique, mais autrement stimulant pour le garçon que j’étais. Je fus fasciné par tous les jeux de stratégie. Avec mes frères, l’équilibre était précaire. Nous étions trois : il y en avait toujours un de trop. Alors, notre mère vénérable se dévouait et devenait volontiers l’un des joueurs manquants. Elle fut toujours présente. Elle remplaçait le père absent. Mais, comme nous lui avons fait la vie rude ! Nous étions tous les trois des conquérants de l’espace, y compris celui de l’espace sonore. Elle nous attrapait et nous disait en chuchotant : Que vont dire nos voisins ? Comme nous habitions face aux jardins des plantes, nous étions souvent en sortie. Je crois que je connais par cœur ce lieu. Son odeur très spécial, ses pierres, ses plantes, ses arbres. Quand nous avions soif, nous courrions à la fontaine nous désaltérer. Vivre le départ d’un frère avant l’heure, a eu raison des dernières résistances de notre mère. Elle est partie le rejoindre, quelque part dans un autre espace inconnu. Pourquoi, ai-je parlé des stratégies ? Ce jeu, immanquable qu’est la vie est aussi une grande stratégie qui se déploie et qui a sa lecture. Je le sais aujourd’hui. Cela apaise-t-il mes douleurs ? Oui, d’une certaine façon. Cela me rend plus humain. L’humain que j’avais perdu en cours de route.

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Corps

Un homme oublie volontiers son corps. Il oublie les circuits intérieurs, les tubes digestifs, les alvéoles, les cellules et le sang qui coule, comme par miracle, dans les veines. La peau s’allège en vieillissant, et au naturel, le visage d’une femme, nimbé de vie, nous raconte les pays traversés, les émouvantes larmes, le chemin dépoussiéré, au creux des roches. Un homme oublie volontiers la complexité de sa machine organique, fasciné par les technologies qui ne sont que de pâles copies. Abrupt, le corps nous parle et il est tantôt montagnes, tantôt surfaces lisses, prairies nacrées, ruissellement de temps et éternité mouvante. En cet instant, je me souviens. Présent d’un langage basique, mais d’une haute voltige. Je palpe les rides d’une mère, les prémices d’une peau de velours, le rire de pêche d’un nouveau né, et la soie ivre des jours alanguis de femme suave. L’homme oublie volontiers la source originelle de telles émanations de vie. Une main, éclairée de jour, la présence de jade et le toucher translucide.

Instantané

Le matin

Du givre à l'essentiel,
Le parfait murmure,
Voici la chandelle,
Alors que neige tremble de feu
Je fais un pas vers un ciel, 
L'hiver des creux et des vœux,
Nues immobiles,
De grisailles et de blancs trépassent,
Les mots en vrille, 
Lion tient sa splendeur,
Du fauve, sa pâleur,
Les étoiles s'esquivent,
Je bois à l'heure,
Ces traces de bonne heure.
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La faute

La faute à l’autre. Ce terrible couperet récurrent que j’entends ici ou là. La neige l’emporte sur le soleil et le froid hiverne sous le manteau de la passion. La faute aux autres quand ce n’est jamais la faute à soi. Tout va mal en ce monde, mais tout va bien chez soi. La faute aux autres qui sont toujours les mauvais, et la faute à tout le monde, et puis surement pas la nôtre. Le Christ descend pour racheter nos fautes, mais nos fautes perdurent comme une épouvantable méprise. Cela me met hors de moi d’entendre pareilles fariboles. L’on s’endort sur des tas de malentendus et l’on joue les braves mélancoliques au lavoir des si et des la.

journal posthume

Une seule femme

Une seule femme vous peuple le monde entier. Son regard pastels vous déchire le ciel et vous fait entrer la pluie en infimes gouttes sur le sol de votre antre esseulé. Ses cils frangés de douceur, velours ambré, s’inclinent lentement et vous chavirez. Elle aurait pu vous dire : vénère-moi et le monde aurait soutenu son corps élancé. Elle avait la marche flottante et le pied hésitant. Ses mains frottaient la feuille d’un platane et vous attrapiez son souffle pour lui dire : ne disparais jamais sans prévenir, je suis trop inquiet ! Ce sont ces fragments de passé qui me hantent et je ne sais pas ne plus l’aimer. Elle marche seule et j’aimerais la rattraper, la saisir par la taille, l’envelopper de mon corps, devenir sa halte, sa maison, son secret. L’épouser en la posant sur mon âme pour l’éternité.

journal posthume

Le poisson sort de son bocal

le fait d’être autre que ce nous croyons être est en soi une belle perspective et elle mérite d’être prise en compte, puisque nous sommes des êtres périssables et nous sommes passés par tous les stades émotionnels, celui de nos idées et de nos actes. Ne pas savoir ce que nous sommes revient, dans le fond à se contenter du bocal que nous pensons être un océan. Bien sûr, le cancre dira : tant pis. Je ne comprends rien et je n’ai pas envie de comprendre. Tant mieux ou tant pis pour lui ! Mais que fait un poisson qui se réveille et se souvient d’une vaste étendue d’eau ? D’ailleurs, pourquoi se souvient-il ? Ces poissons m’intriguent. Ils me fascinent même.

Instantané

Clameur

Comètes et lustres,
A la forge de l’airain,
En coupe, s’illustre mon vin,
Bientôt sonneront les blancheurs.
La nuit, les loups ne font pas peur.
Cet ours a quelque chose de Divin,
A ses griffes, un long chemin.
Les roches pleurent le matin,
Face à face les gens du silence,
Puis trépignent mes impatiences,
Au longueur d’une marche,
Les vents lointains,
Soudain, la forêt s’exclame :
Ici, ou là-bas, ceux qui ne savent rien !
Le secours d’une clameur,
L’étrangeté d’une voix.