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En route pour Casablanca

Depuis que tout le monde voyage aux quatre coins du monde, je préfère rester chez moi. Il y a une sorte d’orgie dans ces mouvements de masse. Une indéniable luxure. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans un aéroport, j’ai failli vomir. Vomir cet étalage sans vie de gens assis sur les chaises dans le hall des départs ; vomir les yeux vagues de ces gens affalés. Vomir les femmes qui se prennent pour des stars. Vomir les familles standardisées type qui ont les mêmes mots, les mêmes gestes, partout. Ceux mêmes que l’on rencontre sur les aires d’autoroute. Vide abyssal, consommation nébuleuse. Une liquéfaction monumentale des cerveaux, de la chair ambulante. J’ai souvenir de certains voyages de jeunesse où nous étions totalement incognito, sans déversoir de selfies, ni d’engorgement de vidéos sur YouTube. On avait les sandales trouées (rire), les pantalons poussiéreux, très peu de photos en poche, mais d’authentiques moments plein d’émerveillement. Les ciels bleus, les chaleurs suffocantes, les longues attentes sous le soleil durant un passage à la douane. Des douaniers qui ressemblaient à des mafiosos, parfois, et les passants, dans les rues de certains pays, à des corps faméliques, les yeux exorbités par la faim. Nous étions des paumés dans des pays paumés. On voyageait pour casser nos arrogances, pour transpirer avec les gens du pays, pour les rencontrer, pour nous voir au milieu de nos prétentions. Nous allions où le contenu de nos poches nous permettait d’aller. Nous prenions le vélo, le portant sur nos dos, parfois, comme de parfaits imbéciles, empruntant des voies insoupçonnées. Je me souviens de ces terres rouges du Maroc, des terres intensément sensuelles, profuses. L’Afrique ! Terre encore puissante, chaleureuse, intacte. Nous étions ivres des vertiges de cette Afrique-là, avant, malheureusement, de la voir croulée sous le poids du vampirisme d’un tourisme mondial.

Nous crevions de chaud (il faisait 50 degrés à l’ombre), nous étions épuisés et affamés. Mes deux compagnons, Jean-Marie (mon frère) et Édouard, oui, mon ami Édouard, le fameux Édouard, nous n’en pouvions plus. Nous étions en direction de Rabat, et alors que nous avions projeter d’aller à Casablanca, la ville d’Humphrey Bogart et d’Ingrid Bergman, nous vîmes un étal, apparu comme par miracle sur la route. Je criai à Jean : Arrête-toi ici ! Nous descendîmes de la voiture comme les abrutis occidentaux que nous sommes, tandis que le vendeur, qui souriait de toutes ses dents, nous proposa un repas traditionnel : de la semoule d’orge cuite à la vapeur*, servie dans un plat avec du lait fermenté, lait fermenté contenu dans de grandes cruches en argile rouge et qui avaient, bien entendu, la vertu de le maintenir naturellement au frais. Cela semblait frugal, mais en mangeant ce repas, nous nous sentîmes envahis par une immense fraîcheur, simplement inattendue, alors que les températures étaient cuisantes. Au bout de temps d’années, je m’en souviens comme si c’était hier.

*Saikouk Belboula

journal posthume

Escale à Louksor

Éluder notre confort est semblable à l’indigeste repas servi à grand renfort d’alcool pour oublier notre naissance. Des textures œnologiques, des attouchements fébriles dans la rusticité du palais mental. Rien n’y fait : nous n’échappons guère à notre naissance. Il est vrai que le prodige du voyage est d’enclencher le voyage en nous-mêmes, sinon, le surplace est la seule conclusion qui s’impose. J’y pense depuis tous ces jours. Voyager, c’est en quelques sortes partir à l’aventure d’une rencontre. Bien souvent, dans l’inconfort de la salle d’attente, dans quelque brumeux ou poussiéreux locaux perdus au fin fond de la brousse, quand le simple fait de transpirer nous fait redouter le pire, insalubrité et lourdeurs en tout genre. Un de mes souvenirs majeur est sans doute notre escale en Egypte, lors d’un long périple. Cette escale, qui dura une huitaine d’heures, dans le fameux aéroport de Louksor, me fit remonter dans le temps. Je ne voyais plus que les imposantes pyramides. De nature assez distraite, je peux rester ainsi des heures entières, complètement décalé, en marge du temps.

La nudité dans laquelle nous plonge un voyage est une réelle opportunité pour nous heurter sans pudeur et une fois pour toute. Les autres nous apprennent à nous voir, sans possibilité de se cacher derrière un masque. Ici, c’était le temps qui me donna une leçon d’humilité.

journal posthume

Raideurs

La formidable opportunité est de délier les langues jusqu’à la simplicité évoquée. Évider l’incontournable propos, mais s’ajuster au son le plus harmonieux. De nos innombrables voyages, nous avons rencontré souvent une petite ruelle inévitable, celle que l’on finit toujours par traverser, n’importe où dans le monde, aux relents putrides, qui vous suffoquent jusqu’au plus profond de votre propre âcreté, et vous traversez ce moment d’apnée, courbé à tout jamais, vous perdant dans votre occident, enchaîné par les raideurs pestilentielles et vous ne savez plus si ces odeurs viennent des poubelles d’une cité arriérée d’un quelconque tiers monde, ou bien s’il s’agit de votre mental froidi par des années de conditionnement. Combien de fois avons-nous vomi nos raideurs ? Puis, à plonger dans les yeux d’un enfant en guenilles, nous respirons enfin à plein poumon. Cet enfant misérable, qui me voit tel un dieu, ne sait pas combien sa simplicité vient briser la sclérose de mon cerveau.